L’attente
« Installée bien au chaud dans mon fauteuil, j’ouvre un œil. Il fait sombre maintenant, ma maîtresse a allumé quelques lampes. Ça y est, ça va être l’heure. Il va rentrer à la maison, il est temps que je me lève.
J’ouvre un deuxième œil, je baille. Après plusieurs heures passées en boule dans ce fauteuil, je me sens tout engourdie. J’ai besoin de m’étirer, de gigoter. Je commence par rouler sur mon flanc, puis j’étire mes pattes, celles de devant bien loin devant moi. Puis je me frotte la truffe. Hum… ça sent bon à la maison. Ma maîtresse a certainement commencé à préparer le repas. Des effluves intéressants viennent de la cuisine. Je me décide enfin à descendre de mon fauteuil. D’un bond me voilà levée. Un faisceau lumineux traverse la pièce. Un grand bruit, je dresse l’oreille. Mais rien. Le bruit s’est éloigné. Ce n’est pas lui.
J’ai encore du temps. Alors je m’étire, tel un chat. Je remonte mon derrière, creuse mon dos, tend mes pattes avant, baille à nouveau. Que c’est agréable de s’étirer ainsi. Je termine par un mouvement rapide du bassin et hop me voilà prête !
Je fais un tour dans la pièce. Ma maîtresse est occupée là où ça sent bon. Elle glisse sa main sur ma tête et m’adresse un « tiens, ça y est ? tu es réveillée ?! » avec un sourire. Puis elle m’explique qu’elle va préparer la gamelle. J’ai donc encore un peu de temps. Je retourne près du fauteuil, face à la baie vitrée. D’autres faisceaux lumineux zèbrent la pièce, mais ils ne font que passer. Je dresse l’oreille, je guette. Mais rien.
Je patiente. Je me suis assise, bien droite face à la baie. Mes oreilles sont aux aguets. Un nouveau faisceau de lumière. La lumière ne disparait pas. Je me redresse. Mon cœur s’accélère. J’écoute. Elle s’éteint mais cette fois, j’entends des bruits. Ils s’intensifient. Ils se rapprochent encore. Puis il y a le cliquetis du crochet du portail. Cette fois, j’en suis certaine : c’est lui.
Les cailloux du jardin crissent. Ce sont ces pas. Je tressaille, virevolte. Vite je dois trouver mon jouet. Il faut être prête.
Je fonce tête baissée à travers la pièce. Ma truffe est en alerte. Mais où est passé ce jouet ? Ah ça y est ! Je l’ai repéré, caché sous une chaise. Je me contorsionne pour l’attraper. Une fois, dans ma gueule, je fonce. Direction la porte d’entrée. Au même moment, j’entends le grincement de la porte qui s’ouvre, je le sens, je le vois une grande masse sombre. Il est là !
J’entame alors ma plus belle danse. Je me tortille, j’ondule, je chante, je me dresse sur mes pattes arrière. J’attends qu’il saisisse le jouet et qu’il se baisse vers moi pour me caresser le flanc. Mon excitation est immense. Je lui mordille les doigts. Ils sentent encore la farine et le pain chaud*. Je couine, je vocalise. Puis ça y est, répondant à mon attente je sens ses mains sur mon flan, sur ma tête, dans mon cou. Comme c’est agréable… je l’entends me dire : « ça va ma fille ? tu as passé une bonne journée ? ». Je crois me souvenir qu’elle n’a pas été si mal. Mais ce dont je suis sûre, c’est d’être à ce moment précis la plus heureuse, blottie entre ses jambes. »
Ce texte a été griffonné lors d’un atelier d’écriture le 6 février 2020. Le thème ce jour-là était l’attente. J’y parle de ma chienne Tara, petit bouledogue français. Tara est depuis décédée, et je garde précieusement cet écrit en souvenir de ces comités d’accueil festifs, qui avaient lieu quasiment chaque soir de la semaine, mais que je n’ai jamais pris le temps de filmer.
Sandrine Jacomelli
*Mon maître est boulanger.
MH
Quel plaisir de retrouver ton texte plein de sensibilité !
Clara Bée
Merci Marie-Hélène